MvengDu 24 au 25 avril 1995, un colloque international sur la recherche et l’enseignement de l’histoire en Afrique centrale francophone s’est tenu à Aix-en-Provence (sud de la France). Ce colloque international était organisé conjointement par les universités camerounaises de Yaoundé (dont Mveng était l’un des fondateurs du département d’histoire) et l’université de Buea. Curieusement, Mveng, alors le plus important historien camerounais, ne serait-ce que par son impact au niveau du département et de la formation de la jeunesse camerounaise, n’avait pas été invité.

Qui-pis-est, deux jours avant l’ouverture du colloque, ce fatidique 22 avril 1995, Mveng avait été sauvagement assassiné. Et pourtant, les organisateurs et les participants ne firent aucune mention officielle de son nom ou de sa fin tragique, que ce soit lors des discours d’ouverture ou de clôture de ce colloque, ou dans la publication de ses actes en 1997. Mveng avait apparemment disparu de la mémoire de ceux qu’il avait formés à l’université fédérale du Cameroun ; à moins que ces derniers, qui furent mes propres maîtres, eussent jugés de l’encombrement politique de la mention de son nom.

Engelbert Mveng est né à Enam-Ngal, dans le sud du Cameroun, le 9 mai 1930, de parents presbytériens, mais a été baptisé dans la foi catholique romaine en 1935.

Il a fréquenté l’école catholique, successivement à Efok (1943-1944) et au Petit Séminaire d’Akono (1944-1949) dans le centre du Cameroun oriental. Il rejoint la Compagnie de Jésus, alors absente au Cameroun, à Djuma (Kongo-Zaïre) en 1951. Après deux ans à Djuma, ses supérieurs l’envoient à Wépion, en Belgique, pour étudier la philosophie (1954). Mveng étudie en Belgique et en France avant de revenir enseigner et mener des recherches sur l’art et l’histoire de son pays. Engelbert Mveng retourne au Cameroun pendant la guerre d’indépendance et enseigne l’histoire en tant qu’interne au collège Libermann de Douala (1958-1960). Ayant longtemps vécu à l’étranger, Mveng est désireux de redécouvrir l’arrière-pays camerounais et sa culture. Il effectue des travaux de terrain dans l’arrière-pays afin d’étudier en profondeur les cultures des Grassfields, des Bamileke et des Bamun. Cette expérience de terrain l’amena à s’intéresser aux immenses richesses de l’art camerounais.

Dans l’introduction de « L’art camerounais » (sept. 1963), sa première publication dans Abbia, Mveng situe l’histoire du Cameroun au carrefour de l’histoire mondiale. L’article est centré sur l’art.

Mais Mveng s’attelle également à démontrer que le premier contact des Camerounais avec le monde atlantique a eu lieu au sixième siècle avant J.-C., et non pendant la révolution maritime du quinzième siècle.

À cette époque, le Carthaginois Hannon, l’expédition de l’Égyptien Necho et les Grecs Scylax de Caryande, Héraclite du Pont et Eudoxe de Cyzique se seraient approchés du Mont Cameroun auquel Hannon donna le nom de « Char des dieux » (« L’art camerounais », 4).

Les articles de la revue Abbia ne comportaient pas de notes de bas de page. L’article de Mveng ne donne donc pas ses sources. Pour découvrir ces sources, il faut se reporter à ses thèses de doctorat. La première porte sur Le Paganisme et christianisme dans les lettres de Saint Augustin (Université de Lyon 1964). Puis, en 1970, il soutient une Thèse d’Etat sur : Les sources grecques de l’histoire négro-africaine depuis Homère jusqu’à Strabon. Dans cette thèse, Mveng, ici interprété par Ntima Nkanza, raisonne ainsi : « Les Européens ont refusé aux Africains une place dans l’histoire en raison de l’absence de sources écrites. Ils auraient été surpris s’ils avaient pris au sérieux leurs propres sources les plus anciennes. L’Afrique est bien vivante dans les sources grecques ». Cela devint l’argument principal de toute l’œuvre intellectuelle de Mveng, dont l’objectif premier était la réhabilitation de l’Afrique.

Sa principale publication historique, du moins la plus connue est L’histoire du Cameroun. Mveng a pour sources d’abondantes listes généalogiques et archives du Cameroun, du Nigeria, du Sénégal, de la Belgique, de la France et de l’Allemagne, mais aussi des traditions orales. Il a utilisé des traductions françaises de certaines de ses sources allemandes, et en a traduit certaines lui-même. En outre, en tant que promoteur d’une approche interdisciplinaire de l’histoire, il utilise également des données ethnographiques, missiologiques, géographiques et archéologiques.

Mveng était convaincu que l’épistémologie authentique des études africaines devait commencer par l’anthropologie, c’est-à-dire « l’être humain en tant que sujet et sujet de recherche » : « l’être humain en tant que sujet et objet de la pensée créatrice ».

Rédigée dans une salle de classe, lors de son enseignement à Libermann, L’Histoire du Cameroun s’adressait aussi aux universitaires et à leurs étudiants, ainsi qu’aux enseignants et aux élèves des lycées et collège en quête d’identité et d’unité nationale dans un Cameroun nouvellement indépendant. L’on dirait de Mveng comme historien qu’il était un historien patriote. Dans ce sens, il a co-écrit avec Beling-Nkoumba le Manuel d’histoire du Cameroun (Yaoundé : CEPER, 1969). Parlant de cet ouvrage lors de la conférence d’Aix-en- Provence en 1995, l’un de mes maîtres le Professeur Léon Taptué de l’université de Yaoundé I déclara que ce livre était l’unique référence disponible pour les enseignants de l’histoire du Cameroun dans les écoles primaires et secondaires. En d’autres termes, parce que tous les enseignants et les élèves ont été initiés à leur histoire par les ouvrages d’Engelbert Mveng, ses livres ont façonné le caractère des générations de Camerounais.

Cet impact, ainsi que le tournant théologique et poétique de ses ouvrages, n’ont pas plu à tout le monde, notamment à Elridge Mohamadou, le second historien camerounais dont l’impact universitaire a été aussi, sinon plus grand, que celui de Mveng, et dont le destin intellectuel sera désormais lié à celui de Mveng.

En 1965, Mohamadou publia, dans la revue Abbia « Histoire du Cameroun du R.P. Mveng », une recension qui devint aussi son premier travail d’historien auto-dictat. D’après lui, L’Histoire du Cameroun est le premier livre sérieux d’un Camerounais. Avec ses 24 pages de bibliographie, il reconnaît un « travail sérieux fait par un homme de science » (172). Mohamadou reproche cependant à Mveng d’avoir développé davantage la partie de son livre relative aux Bantous et les régions christianisées du Cameroun, et d’avoir « méprisé » les Pygmées et les groupes soudanais du centre et du nord du Cameroun (176). Plus précisément, il affirme que Mveng a fait peu cas des Peuls du nord du Cameroun et a ignoré les manuscrits les concernant, ainsi que la littérature sur Uthman Dan Fodio, soigneusement traduits par H.F.C. Smith de l’Institut d’histoire de l’Université d’Ibadan. La conclusion de l’article de Mohamadou est impitoyable. L’histoire du Cameroun de Mveng, écrit-il, est basée sur une idéologie dangereuse selon laquelle tout ce qui était différent du christianisme était inférieur (191).

La critique de Mohamadou était exagérée. En effet, sur un total de 189 pages (71-260) consacrées au Cameroun précolonial, 45 traitent des sociétés du Cameroun septentrional. À cela s’ajoutent 8 pages relatives aux Bamun, dont beaucoup sont également musulmans. En revanche, 13 pages sont consacrées aux « Bantous », 20 aux peuples de la Côte et 11 aux Bamilékés. Les pages restantes sont consacrées aux traités germano-duala et à leurs conséquences.

Sans doute conscient de ces faits, Mveng n’a jamais répondu directement à cette recension de Mohamadou. Toutefois, dans sa préface à la deuxième édition (1984), Mveng reconnaît avoir tenu compte des « progrès réalisés dans la connaissance du Cameroun » depuis 1963, et apporte quelques corrections à la première édition. Plus intéressant encore, le Catalogue des archives coloniales allemandes au Cameroun (1978) de Mohamadou, ainsi que Les royaumes Foulbe de l’Adamawa (1978) du même Mohamadou figuraient dans la bibliographie finale.

Aux débuts de sa vie intellectuelle, en plus de l’écriture de l’histoire, Mveng avait eu à organiser, à Dakar d’abord, le Premier Festival de l’Art Noir (1966), dont le rapport fut publié dans Abbia. En tant que rapporteur du Congrès international des historiens de l’Afrique en 1965 à Dar-es-Salaam, Mveng définit le but ultime de l’historiographie africaine en des termes qui nous parlent encore aujourd’hui, 30 ans après sa mort : « L’étude de l’histoire africaine suppose que les peuples africains sont maîtres de leur histoire : il leur appartient de dire qui ils étaient, qui ils sont et qui ils veulent être ! Le devoir de l’historien africain est d’en affirmer l’authenticité, en se dégageant de l’image qu’en ont donné les observateurs étrangers ». Ce travail reste un champ ouvert, sa quête un grand défi.

Bien plus, alors que l’identité et l’unité du Cameroun sont aujourd’hui mises à mal, le silence de Mveng à la critique acerbe (plutôt injuste) de Mohamadou nous invite à l’écoute de l’autre en tant qu’autre, au-delà du caractère déplacé que peuvent avoir ses mots. Il s’agit, bien plus, d’apprécier et reconnaître la contribution de cet autre-là au débat pour le bien commun.

C’est cette reconnaissance que Mveng opère subtilement dans la deuxième édition de son Histoire du Cameroun, reconnaîssant l’œuvre de celui, au regard de la recension, aurait pu être objet de sa rancœur. Cette même édition de L’histoire du Cameroun a cette étonnante conclusion, la dernière phrase même, interpellante pour le Cameroun et l’Afrique :

« S’il y a une terre où les tribus de cette Afrique tribale sont destinées à vivre sans frontières, sans discrimination et sans haine, c’est bien notre terre. Voilà pourquoi la violence est ici plus qu’ailleurs ‘contre nature’. Et sans doute si les peuple du monde accourent autour du berceau de ce Cameroun nouveau-né, c’est qu’ils viennent chercher auprès de nous, l’exemple d’un monde multiple et uni. Cette préface à l’histoire du Cameroun ne pouvait se clore que sur des paroles de paix, puisque telle est la devise de notre pays: « Paix, Travail, Patrie », nous luis disons avec les anges de Noël: « Paix sur cette terre et sur ses hommes de bonne volonté. FIN! », Mveng, Histoire du Cameroun (1984), p.500.

 

Par P. Jean Luc Enyegue, SJ
Directeur de l’Institut Historique Jésuite en Afrique